Chute Libre - journal satirique gratuit Kezako ? Lire Chute Libre... Nous contacter...







S’il vous plaît, dessine-moi une révolution
vaine tentative d’un petit-bourgeois qui, non content de se compliquer la vie, veut compliquer la tienne

janvier 2002, par Yupanqui


Dans le même numéro :

J’ai vomi ta KROnique !
par Aberan
Envoyez vos dons
par TéhèR , Yupanqui
Les brèves
par Yupanqui
Coupe-Gorge
par TéhèR , Yupanqui
Les néo-corporatismes : nouveaux chiens de garde des intérêts privés
par TéhèR
Les restos du coeur
par TéhèR , Yupanqui
Dessins en vrac

... Les gens...
Monsieur Tout-le-Monde les connait bien :
il est l’un d’eux, voilà pourquoi
Monsieur Tout-le-monde ne les aime pas.

Lofofora

La mondialisation fait peur. Danone, Lu, Marks & Spencer, et plus récemment Moulinex, nombreux sont les exemples ayant fraîchement rappelé au bon peuple que le patronat se moque pertinemment du bien-être commun.

"Comment, certains patrons licencient alors qu’ils font des bénéfices ? Mais que fait la police ?" se demande le quidam.

Et le Citoyenniste bon teint de lui répondre : "Tout vient de l’effacement du pouvoir politique derrière la Loi du Marché. Les zélus du peuple, tout progressistes qu’ils soient, sont impuissants devant la force de frappe phénoménale des multinationales." D’aucuns iront même jusqu’à compatir avec ces mêmes zélus, contraints, le couteau sous la gorge, de voter qui des budgets faramineux pour les lobbies du nucléaire et de l’armement, qui des structures modernes de contrôle social telles que le PARE, dans tous les cas des cadeaux monumentaux aux exploiteurs qui n’en demandaient pas tant. Avant de pleurnicher en constatant l’augmentation constante de l’abstentionnisme. Ben voui, le quidam, il a quand même l’impression qu’on se fout de sa gueule, quelque part.

Mais, vous vous en doutiez, dans le cadre de sa réflexion profonde sur le thème "pourquoi le monde il va pas bien", le Citoyenniste bon teint a trouvé la solution à tous nos problèmes : il suffirait de redonner son pouvoir au politique.

Qu’est-ce à dire ? Concrètement, le politique, c’est quoi, c’est qui ? Ben c’est les mêmes zélus du peuple dont nous parlions précédemment. Eux. Qui votent une Loi sur la Sécurité Quotidienne qui, sous prétexte de lutter contre le terrorisme - quel terrorisme ? - punit de prison ceux qui n’ont pas les moyens de payer le train. Ils ont le pouvoir de faire les lois, de voter les budgets, de signer les accords internationaux, de nous vidéosurveiller... quoi encore ? La tradition républicaine française leur octroie d’ores et déjà tout pouvoir, ceci étant légitimé par leur titre de représentants d’un peuple qui leur confie, de temps à autre, le soin de gérer la vie de 60 millions de bipèdes. D’ores et déjà, nos vies ne nous appartiennent plus, nos désirs sont étouffés, nous sommes réduits à notre capacité de production et de consommation. Des millions de poupées qui mangent et qui chient, toutes heureuses d’avoir le droit de marcher droit. Alors bon moi, redonner du pouvoir au politique, sauf vot’ respect, Monsieur le Citoyenniste, j’ai comme un doute.

image 232 x 260 (PNG)

Fort heureusement, Mr le Citoyenniste sait pertinemment que la critique des institutions républicaines est monnaie courante, que mon discours "tous pourris" n’est pas né de la dernière pluie. Et que par conséquent, le quidam est parfois frustré des décisions prises en son nom par les zélus du peuple. Même, de temps en temps, il a, comme qui dirait, l’impression de se faire enculer. Dur. Bien conscient de ce fait, Mr le Citoyenniste, qui ne manque décidément pas de ressources, a inventé, ou plutôt récupéré, le concept de démocratie participative. Cool. La vaseline. A sa sauce, il l’a agrémentée, la démocratie participative, le petit malin. Dans la pratique, ça donne des réunions à la mairie, auxquelles participent les zélus et leurs militants, le tout assaisonné d’un zeste de société civile (assoc’ dépendant des subventions de la mairie) ; ce charmant cocktail est censé redonner au quidam le goût des affaires publiques, en lui donnant l’occasion d’influer sur certaines décisions qu’on a jugées de son ressort : l’emplacement des poubelles dans son quartier, la couleur des massifs floraux à implanter dans les quelques m² non encore colonisés par la bagnole, et autres broutilles du même acabit. Ce délicieux concept est à double tranchant : le quidam a moins l’impression de se faire enculer, et les zélus peuvent se prévaloir d’une légitimité populaire sans faille - tout auréolés qu’ils sont de leur nouvelle image de démocrates proches des vrais gens - pour aller porter à Paris les revendications des chefs d’entreprise du coin.

Mais peut-être suis-je trop pessimiste quant à nos zélus. Alors rêvons un peu. Imaginons qu’un élu résiste aux sirènes du pouvoir autocratique, et qu’il souhaite réellement être le chaînon manquant entre la population et l’état. Imaginons un audacieux conseil municipal, pétri d’idées démocratiques, et néanmoins légaliste, prenant des mesures radicales pour transformer sa commune en une fourmilière d’alternatives autogestionnaires. Eh bien, il n’irait certainement pas très loin : rassurez-vous braves gens, le préfet veille au grain. Ce représentant de l’état - comment, je deviens insultant ? - se chargerait assurément de rétablir l’ordre, ainsi qu’il en a le pouvoir : bloquer un budget, suspendre un conseil municipal jugé trop aventureux, le suppléer si besoin est, tout cela fait partie des prérogatives d’un préfet.

Mais rêvons encore un peu : coup de bol, le préfet est un gars bien sympathique, sensible aux idées d’autonomie de l’individu et d’autogestion des communautés. Hem. Allons, essayons d’y croire. Donc, le préfet laisse libre court à la commune précitée de se laisser porter par le vent de l’utopie concrète. OK. Mais à ce moment là, pouf, magie magie, le second moyen de censure arrive : les subventions de l’état cessent d’affluer dans la commune en question, ses zélus ayant insuffisamment léché les bottes des sous-ministres en exercice. Merde alors. M’enfin, me direz-vous, ils s’en foutent des subventions, les habitants de cette commune, ils veulent vivre leur vie, pas être dépendants d’un sous-ministre. Alors, d’accord. Sauf qu’ils paient leurs impôts, s’ils veulent rester dans la légalité, s’ils désirent faire leur révolution dans le cadre institutionnel. D’où, forcément, un déficit économique global de la commune. Et tout se casse la gueule.

Voila pourquoi toute tentative d’établir un semblant de démocratie locale, dans le cadre de nos institutions, est non seulement vaine, mais aussi terriblement mensongère. Même en admettant qu’il soit possible de rester probe en arrivant au pouvoir. Ce dont je doute fort. L’entrisme dans les institutions est une douce illusion. Qu’on se le dise.

Et après ? Hein ? Parce que c’est bien gentil, et pas trop difficile, de taper sur la république, mais ça ne fait avancer ni le schmilblick, ni la révolution ; on a tout un monde à changer, bordel ! Certes, l’engagement politique est ringard. Et pourtant... Vivre, prendre du plaisir en créant quelque chose soi même, avoir une discussion un tant soit peu réfléchie, tout cela, c’est déjà faire de la politique ! Bien sûr, une vision globale et une analyse théorique sont nécessaires pour appréhender les interdépendances constitutives de notre société, mais toute vie, toute création, toute collaboration, dans un cadre non marchand, préfigure le monde dont nous rêvons, démontre sa viabilité, étend le champ du possible. C’est pourquoi la fin est indissociable des moyens employés pour y parvenir : on ne peut montrer qu’un autre monde est possible, ici et maintenant, en employant les armes qui font la force du capitalisme, en les légitimant. On ne peut éliminer, dans la conscience collective, les rapports de domination et de pouvoir en prenant ce dernier, qui plus est par la force. On ne peut défendre une société égalitaire, des prises de décisions horizontales, par le biais d’une structure hiérarchisée. Tout ceci pour dire que je ne partage pas les aspirations d’une quelconque avant-garde éclairée comptant remplacer - via les armes - le pouvoir en place par une société "idéale" qui, à mon sens, n’en a que peu : une société institutionnalisée considérée comme idéale à l’instant "t" ne le sera plus à l’instant "t+1", de par le fait qu’elle ne prendra pas en compte le vécu de quelques milliards de personnes entre ces deux moments. Bon. C’était encore un paragraphe pour dire ce qu’il ne faut pas faire. Vous vous demandez si, de ce véritable cimetière des illusions perdues, un lapin blanc va sortir. Suspens. Roulement de tambour. La réponse est... oui. Ou plutôt non. Pas un lapin. Trois lapins. Hé hé.

Mon premier lapin se nomme action directe. Vous savez, le truc qu’on appelait "résistance", dans le temps. Avec un grand R, même, des fois. Blocage de convois nucléaires, destruction de parcelles d’OGM, réappropriation de lieux, détournement d’espaces publicitaires, refus du travail contraint et aliénant... longue est la liste des nuisibles à éliminer d’urgence par une désobéissance civique radicale.

Et puisqu’un acte de résistance solitaire et incompris, une fois passé par la moulinette médiatique, éveille généralement chez le quidam au mieux une envie de rire, au pire une répugnance encore plus grande envers les vilains qui-font-des-choses-qu’on-n’a-pas-le-droit-de-faire, il importe plus que jamais de sensibiliser - deuxième lapin - les gens, et ce sans avoir l’approche maître-élève traditionnelle ; et oui, dans ce domaine aussi, utiliser des méthodes que l’on dénonce par ailleurs est de la malhonnêteté, si je reste sympa, ou du foutage de gueule, dans le cas général : la pédagogie doit se borner à donner des outils, des pistes permettant à l’individu de construire sa propre personnalité, d’appréhender les phénomènes avec la curiosité et les yeux d’un enfant. Il s’agit donc non d’emprisonner les esprits, par le biais d’une propagande politique traditionnelle, dans un carcan dogmatique prémâché, mais de faire resurgir les désirs étouffés par des années de frustration, d’aliénation, de bourrage de mou. Il nous faut réellement rendre à nos congénères l’appétit de vie, l’espoir d’un monde meilleur. Transformer les moutons en loups. Faire renaître chez Mr Tout-le-Monde des interrogations oubliées, recréer le doute en des esprits résignés. Et ceci, en plaçant devant chaque paire d’yeux éteints un miroir, afin de démasquer le mythe du travail libérateur ("arbeit macht frei", qu’ils disaient...). En posant les bonnes questions, pour faire apparaître au grand jour les contradictions du productivisme. En montrant du doigt les injustices du capitalisme. En offrant à chacun-e les indices lui permettant de réaliser l’immensité de son aliénation. Mais aussi en démontrant, jour après jour, qu’un autre monde est possible. Car les blocages, les interdits, l’autocensure sont si profondément incrustés dans la conscience collective que la parole et les rêves ne survivent plus, tant nos congénères réduisent le champ du possible à ce qu’ils ont sous les yeux. Alors il faut leur montrer. Troisième lapin. Leur montrer que l’autogestion fonctionne, que l’autoproduction émancipe, que la coopération et l’auto-organisation surclassent en efficacité la compétition et la délégation de pouvoir. Le tout en créant des alternatives crédibles, et en les visibilisant.

Les masses ne sont plus prêtes au Grand Soir. Alors, pour que chaque soir soit le grand, le monde a besoin de six milliards de militants. Qui veulent agir plutôt qu’élire.



Yupanqui



[ Site réalisé avec SPIP sous Debian GNU/Linux | chutelibre@altern.org ]